À nier l’importance du désir, l’Église s’interdit de penser la sexualité

Le journal La Croix m’a demandé une chronique pour développer l’article de mon blog sur la Ciase. Elle a été publié jeudi dernier, en voici le texte.

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Le rapport de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) a été un séisme qui a largement débordé le cadre de l’Église catholique. En tant que protestant, je m’associe à la honte d’appartenir à l’Église universelle si peu capable de vivre ce dont elle témoigne.

Saint Augustin a écrit que l’espérance avait deux enfants très beaux : ils s’appellent le courage et la colère. Comment ne pas être en colère devant la perversion du si beau message de l’Évangile. Un adage latin dit que la corruption du meilleur donne le pire (corruptio optimi pessima). Quand un message magnifique se corrompt, il ne devient pas un peu moins beau, il peut relever du pire. Tous ceux qui ont été en situation d’accompagner des hommes et des femmes qui ont été abusées sexuellement dans leur enfance connaissent les ravages de ces blessures. Le rapport parle de 300.000 victimes : Qui dira le nombre de suicides, de dépressions, et d’hommes comme de femmes qui ont été incapables d’avoir une vie sexuelle épanouie à cause de ces offenses ? On doit notre colère aux victimes pour qu’elles sachent que ce qu’elles ont subi est un pur scandale et que l’Église est impardonnable de ne pas les avoir protégées. Comment ne pas penser à la colère de Jésus quand il a déclaré : « Si quelqu’un devait causer la chute de l’un de ces petits qui mettent leur foi en moi, il serait avantageux pour lui qu’on lui suspende une meule de moulin au cou et qu’on le noie au fond de la mer. Quel malheur pour le monde ! Il y a tant de causes de chute ! Certes, il est nécessaire qu’il y ait des causes de chute, mais quel malheur pour l’homme par qui cela arrive ! » (Mt 18.6-7). Dans l’évangile, la victime est première, c’est elle qui est une image du Christ. Le rapport parle de dédommagements financiers. Oui, bien sûr, mais l’argent ne peut pas tout. Il est bien de reconnaître aux abusés leur statut de victime, mais comment racheter une vie blessée ?

Que la colère ne soit pas stérile

La colère s’impose à tous les responsables de l’Église, mais pour qu’elle ne soit pas stérile, elle doit être associée au courage de la lucidité pour penser tout ce qui a pu favoriser de telles dérives. Lorsque sur une route de montagne un accident se produit de temps en temps, on le déplore, mais quand on en est à 300.000 accidents dans le même virage, on arrête d’invoquer l’imprudence ou la maladresse des chauffeurs et on s’interroge sur la construction de la route. Le rapport Sauvé souligne le caractère systémique des défaillances de l’institution. Le terme souligne que l’Église ne peut se contenter d’être honteuse et désolée, elle doit avoir le courage de changer ce qui doit l’être.

Un grand débat qui implique tous les baptisés s’impose si l’Église veut être à la hauteur du traumatisme. Pour apporter ma contribution, je pense qu’elle ne peut faire l’économie de deux réformes majeures.

Revoir son discours sur le désir et la sexualité. Il y a moins de dix ans, dans son rapport préparatoire sur le synode de la famille, l’Église catholique présentait encore le couple formé par Joseph et Marie comme exemple pour les couples. Or dans la spiritualité catholique, c’était un couple sans sexualité puisque Marie est restée vierge. Est-il raisonnable d’offrir un couple sans sexualité comme modèle du couple idéal ? L’exemple peut paraître anecdotique, il témoigne de l’impensé d’une Église qui dit officiellement que la sexualité est un don de Dieu, mais qui ne cesse de sous-entendre que la virginité reste l’idéal d’une vie chrétienne. Comme le dit l’adage : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». À nier l’importance du désir, l’Église s’interdit de penser la sexualité et elle laisse le champ libre à tous les monstres.

Remettre en cause les doctrines

Une des raisons pour lesquelles l’Église a des difficultés à penser la sexualité est qu’elle est enfermée dans les catégories de l’encyclique humanae vitae qui s’introduit dans la chambre des couples pour réguler leur sexualité. Plus de cinquante ans plus tard, ne serait-il pas temps d’appliquer la tradition qui dit au nom du sensus fidei qu’une doctrine qui n’est pas accueillie par le peuple des fidèles doit être remise en question ?

Revoir sa compréhension du sacerdoce. Je pense à la supercherie de la compréhension de l’ordination qui fait croire au prêtre et au religieux qu’ils vivent dans une autre économie que celle de notre monde. Un ami prêtre me disait que le discours de l’Église sur la grâce du célibat est devenu inaudible, car ce qui est présenté comme un signe de disponibilité s’est transformé en soupçon de perversion. Il ajoutait que ceux qui vivent selon la discipline de l’Église subissent la double peine d’avoir renoncé à une conjugalité au nom de l’Évangile et d’être injustement soupçonnés de comportements déviants. Que l’Église ait le courage de faire une grande enquête auprès de tous les prêtres pour leur permettre de répondre anonymement à la question de savoir comment ils vivent leur célibat. La situation est si grave que toutes les questions doivent être posées, toutes les pistes explorées.

C’est la responsabilité de tous les membres de l’Église de faire en sorte que le rapport de la Ciase ne soit jamais enterré, et de ne cesser de réclamer l’aggiornamento qui s’impose. C’est la moindre des choses qu’on doit aux victimes.